(2370)

Fin 2370  - Terra.  Vancouver – (Fédération de Northamérica).

La Générale Suong Nguyen avait quarante ans de plus que Ser Zoun Ramdzong. Malgré les ans, sa silhouette restait étonnamment svelte. Avec ses éternelles tenues sombres, d’une simplicité frôlant le j’m’en foutisme, la sœur Nguyen ne laissait qu’une seule partie de son apparence mobiliser sa surveillance et ses soins attentifs : la chevelure. Elle ne l’avait plus coupée depuis 2321. Une coiffeuse se chargeait deux fois par semaine de démêler, rafraîchir, laver et mettre en forme les 240 centimètres de kératine blanche ivoire. Tressés en fines nattes, de délicates perles noires artistement enfilées par endroit, les anses de cheveux de la vieille générale Nguyen formaient des cordons touffus qui rebiquaient vers l’extérieur de son crâne pour s’y résoudre en multiples mèches pointues. Entre l’énorme édifice pileux de la vietnamienne et le cuir chevelu totalement imberbe de la Déléguée Ramdzong, le contraste arrachait des sourires discrets sur toutes les bouches. On pense souvent aux coiffures africaines ou aux monstruosités capillaires des élégantes de Versailles et du Grand Siècle lorsque l’on pense aux coiffures élaborées. On en oublie les préciosités de l’extrême orient. On a tort.

 « Chère Déléguée Ramdzong, soyez remerciée de votre venue tant attendue par nos peuples. »

 « Grand merci à vous tous de Terra, pour votre accueil, chère Générale. »

 Zoun, en dehors de ses fonctions courantes de Déléguée, était mandatée pour remplir des tâches bien précises dont seuls quelques individus étaient informés, dont Ser Nguyen, entre autres. Elles patientèrent donc calmement pendant que le protocole suivait son cours.

 « Savez-vous que je vous aviez cinq ans la dernière fois que je vous vis, Zoun ? » - Chuchota Suong à l’oreille de sa voisine. Ses cordons nattés frisouillaient contre la joue de la martienne.

 « Je n’en ai pas souvenir. Je ne me rappelle que de votre splendide chat. » - Répondit l’autre.

 « …mes chats pêcheurs….je n’en ai plus. Le dernier m’a griffé au visage. Certains félins ne supportent pas bien les vieilles personnes.» - Dit la générale. La vietnamienne fit ensuite signe aux ultimes membres du personnel de la Légation qui s’avançaient qu’elle se sentait trop fatiguée pour continuer à serrer des mains, recevoir des sourires et des vœux.

 « Venez ma chère, prenons le thé. Excusez-nous, je vous vole votre Déléguée pour un moment. » - Et telle une impératrice de Hué du temps jadis, Suong Nguyen pointa le doigt vers une porte double derrière la tribune qui s’ouvrit comme par enchantement. Elles y disparurent, soustraites aux regards.

 …………………………………………

 « Il faut parfois feindre la fatigue… Nous devons découpler les forces en présence dans le Forum de la Charte qui approche. Tout le monde doit comprendre que les années à venir serviront à faire le point, pour chacun et pour chacune.» - Affirma la générale en s’asseyant.

 « Vous saurez mieux que moi geler les velléités des chartistes terrestres, Générale… Où en sont les cétacés, Ser Nguyen, dans leurs querelles ? » - S’enquit la biologiste martienne.

 « La situation en Aqua est très confuse, Ser Ramdzong. Il est temps qu’une véritable explication ait lieu entre eux et les bipèdes. L’ancienne Déléguée générale ne comprenait bien ni les citoyens velus, ni les mammifères à nageoire. Des dizaines de cétacés et des centaines de baleinoptères ont péri cet été dans l’arctique. Quand vous le désirerez, un hélicoptère peut vous déposer en toute discrétion sur une base chartiste au large de l’île de la Reine Charlotte. Vous pourriez leur y parler.» - Informa la vieille vietnamienne depuis son siège en rotin.

 « Il me faudra auparavant prendre langue avec les experts Chimps indépendants. » - Dit Zoun Ramdzong – « Il semble que leur dialogue avec les habitants Sapiens d’Aqua soit beaucoup plus avancé, ouvert et franc, que les nôtres. Avez-vous des pistes en ce sens ?»

 Suong porta sa tasse à ses lèvres : « C’est toujours le secteur des Célèbes qui est le plus en pointe et le mieux préparé à nous aider, Ser Docteur. Les Clans chimps sont actuellement en train de se fédérer là bas, dans l’archipel indonésien - sous l’autorité du chef Torhan.»

 « Ah oui, le Dr Torhan ! Le spécialisé cétacé…. La petite Strhashna Sgharnova m’a souvent parlé de lui. » - Dit Zoun. Suong sourit et leva sa tasse à hauteur des yeux.

 « Comme cela sonne curieusement de vous entendre utiliser cette tournure patronymique si typiquement slave pour une femme velue…Cela me rappelle furieusement ma jeunesse… » - Songea la générale Nguyen à haute voix comme si elle dégustait une friandise délicieuse.

 « Vous faites allusion à la protectrice Plackova et à sa fille, je suppose. » - Fit Zoun qui connaissait sur le bout des doigts l’ouvrage de son grand ami, hélas défunt, Willario Somson : « Biographie de Zdenka Placek : vie d’une protectrice de notre communauté humanoïde. ».

 « Pas seulement, ma chère Zoun, pas seulement…Peut-être ne le savez-vous pas, mais je suis en partie de culture slave moi-même. Je suis née à Mlada Boleslav et mon frère à Brno ! Il faut beaucoup d’imagination pour placer ces villes tchèques en Asie orientale. »

 « La veuve de Sgharn accole à présent le même patronyme à son nom. » - Remarqua Zoun.

 « Zghirni ! Je l’apprécie énormément ! En ce qui la concerne, j’essaye de peser pour que soit réglé à l’amiable le différent qui l’oppose au département Psychiatrie de sa Faculté de médecine d’origine à Bornéo. Pour étendre son Diplôme de praticienne aux patients humains. Hélas, ils se méfient de moi. Je suis et je reste, à leurs yeux, une viet, potentiellement impérialiste envers les malais. A l’occasion, vous pourriez les contacter, d’ailleurs, Ser Zoun. Ils préfèreraient nettement, je crois, avoir l’impression d’avoir à faire à des chinois…à moins que ma maladresse soit seule en cause…» - Ajouta Suong en aspirant doucement son thé brûlant. La mongole chauve venue de Mars haussa les sourcils avec un air choqué.

 « Dites plutôt que nous assistons à un retour des vieux démons et à de lamentables discours pseudo historiques…Par tous les Diables martiens !... La population de Terra en est donc encore à tenir compte de ce genre de problèmes ineptes ? » - Se lamenta la Déléguée Verte.

 «Elle l’est ! » - Dit Suong en ôtant deux de ses aiguilles – « L’ambiance était moins coincée autour des identités il y’a un siècle, lorsque votre père était le Délégué Général en titre...».

 Zoun accepta de rentrer en discussion – « Vous regrettez cette époque, Générale ? »

 Suong secoua la tête en mode affirmatif – « Je regrette certains aspects de cette période, c’est certain. La paix entre nous n’a pas toujours eu la même saveur dans le cours des temps. Parfois elle fut imposée, par les vainqueurs ou par les évènements, et parfois, elle est comme offerte en guise de cadeau. Elle semble surgir alors de l’esprit des contemporains eux-mêmes. Actuellement nous ne sommes ni dans le premier cas de figure, ni dans le second…»

 « Je ne saurais que répondre à cela… » - Fit Zoun vivement.

 ………Vancouver, deux mois plus tard…………

 Avant de prendre contact avec les peuples à nageoires, la Déléguée Ramdzong prit le temps de s’informer à distance de la situation en Aqua. Elle eut des comptes rendus de la version cétacée des buts et du déroulement de la courte guerre maritime arctique. Tous les experts des bases d’apprentissages et autres postes chartistes avaient été abreuvés de cette version. Les delphinidés et les orques étaient très prolixes sur leurs exploits. Avertie de la survenue brutale des hostilités en mer lors de son voyage spatial vers Terra, Ser Zoun s’était empressée de suggérer qu’on remette en fonction des satellites de télédétection en les pointant sur les lieux des combats. En bonne éthologue, elle ne pouvait se satisfaire à présent de ne disposer que de cela et de la version des cétacés. D’après eux, les baleinoptères ne parlaient qu’à la jeune fille de Krtk et Vrsha. Or, nul ne savait où se trouvait pour l’heure cette fameuse Shwafhna. Sinon que ses sillages continuaient vraisemblablement à hanter les eaux de l’océan glacial arctique.

 « C’est insuffisant ! Je ne me satisfais pas de ce panorama univoque. De cette évaluation tronquée ! » - S’était-elle plaint auprès de Torhan avec qui elle était en contact permanent.

 Une équipe de jeunes spécialistes en télédétection satellitaire eut la bonne fortune de jeter sur ses conseils un coup d’œil aux lieux où avait fait naufrage l’« Artic Bird » en 2357. Le navire avait été donné pour perdu, disloqué, et personne ne s’était avisé que la banquise avait pu, en se reconstituant, le fixer sur les nouveaux bords de la glace permanente. Les observateurs scientifiques vérifièrent toutes leurs évaluations, vues et analyses, et ils l’appelèrent illico - « Le navire est toujours visible, enchâssé dans les glaces littorales. Quelqu’un a su remettre en marche certains systèmes du bateau, Ser. Et ce n’est sûrement pas un chartiste bipède !…»

 « Bingo ! » - Songea triomphalement Zoun, ravie que son sixième sens ait fonctionné.

 Elle bipa en comm interne son chef de cabinet, chargé de l’intérim en son absence à Vancouver - « Quels genres de systèmes ? » - Se fit préciser la Déléguée Générale.

 « Le système de poursuite automatisée des cellules photovoltsolaires et plusieurs équipements scientifiques et techniques à l’arrière de la Nef, madame. En partie semi immergée de la poupe du navire. Nous vous envoyons l’ensemble des vues et de nos analyses. »

 « Merci, jeunes gens, et bravo ! L’écologie terrienne ne fonctionne pas comme celle de nos cavités martiennes…L’échelle est décidément par trop différente. » - Rigola Zoun.

 « Sans doute, mais l’idée de rechercher et d’étudier des épaves récentes via l’observation spatiale venait de vous, Docteur Ramdzong. » - Disait une chaude voix humaine et masculine tandis que ses Unités Vaev de la Délégation de Vancouver recevaient un flot de données, non négligeable, tout à fait typique des résultats d’un boulot acharné d’une équipe scientifique ambitieuse. Le jeune type essayait de l’enjôler par comm – c’était si charmant….

 « Comment s’appelle votre équipe, si jamais elle se donne un nom, jeunes gens ? »

 « Nous sommes l’équipe du Centre Scientifique de Reykjavík, Ser - en abrégé : CSR – une vigoureuse équipe pluridisciplinaire, mixte… et chartiste en diable !... »

« Fort bien. Il est possible que j’aie recours à vos services de nouveau…pour une vérification terrain plus approfondie…et discrète ! En êtes-vous capables et d’accord ? » - Demanda t’elle.

Ce fut cette fois une voix féminine à l’accent Chimp qui remplaça celle du jeune chercheur.

 « Je suis la Directrice du centre, Docteur Ramdzong, nous disposons bien d’une petite flottille de recherche. » - La voix se voulait assurée et, incontestablement, elle l’était.

 « Je vais regarder attentivement vos 27 tétabits de datas, madame la Directrice. Je vous rappelle. Puis-je envisager d’accompagner personnellement cette petite expédition ? Je vous enverrais une décharge de responsabilité civile en bonne et due forme dès demain. » - Poursuivit Zoun, alléchée par l’idée d’une vraie virée en océan arctique terrestre. Elle coupa la comm et reçu son chef de cabinet pour lui expliquer leur programme à venir.

 C’est ainsi que, le lendemain, madame la toute nouvelle Déléguée générale de la communauté martienne sur Terra, toutes mesures prises ici, se prépara à entamer un de ces voyages de recherches arctiques, curieux et improbables, dont les zones polaires ont toujours eu le secret. 

 ……….Le mois suivant, en survol du secteur du pôle nord magnétique…………

 Suong Nguyen l’accompagnait à bord du dirigeable rapide. La vieille Générale comptait l’attendre aux isbas de Finlande pour la suite des évènements. Sans être aussi émoustillée que sa voisine, elle aussi voulait - une dernière fois peut-être dans sa longue vie - avoir le fin mot de cette histoire. Le couloir aérien emprunté par le gros aéronef pansu leur fit survoler, à 100 kilomètres de distance, le vaste secteur où l’épave de « Birdie » cachait son mystère et son mystérieux occupant. Zoun devait toutefois s’y rendre par voie maritime, à grand renfort de précautions. Une équipe du CSR l’attendait sur leur navire de recherche océanographique.

 Le dirigeable transarctique, ainsi, fit une escale un peu inhabituelle à Reykjavik, en Islande.

 « Je continue quant à moi sur cette grosse hourque volante jusqu’à Saint Pétersbourg, Ser Zoun. Bonne chasse et à bientôt. Ne vous noyez pas en chemin. La mer ici est carrément du genre ingrate - je vous prie !» - Lui lança la Ranke vietnamienne emmitouflée dans sa pelisse sur le praticable arrière du dirigeable. La biologiste chauve, son bonnet de feutre sur le crâne, lui fit un dernier signe de la main avant de descendre au sol par le pylône d’amarrage.

 « Elle me rappelle cela avec un de ces ton !...C’est vrai qu’ils ont eu pas mal de difficultés, Eligio, elle et tous les autres, à me convaincre finalement de me présenter, puis ensuite à aider à mon élection au poste de Déléguée Générale sur Terre.» - se disait Zoun la martienne en descendant par la cabine avant d’aller prendre l’autocar pour le port.

 Plusieurs membres de la police secrète verte l’avaient précédée à Reykjavik. Dans le dirigeable, elle était sous la protection des services attachés à la personne de Ser Suong. Le séjour de la vietnamienne aux isbas, près de la vieille tourbière, ainsi que son propre voyage de recherche en arctique étaient accessoirement des moyens pour elles de s’arracher quelques jours, quelques semaines, à leur devoir – « Heavy duty ! » – avait commenté la Générale.

 Zoun, au moment de monter dans l’autocar, se demanda vaguement où pouvaient bien se trouver ses anges gardiens ? Étaient-ce des hommes ? Des femmes ? Des anonymes dans la foule ? Ou bien des observateurs lointains penchés sur leurs tâches d’opérateurs à distance ?   

 – « Nous sommes deux vieilles biques qui obligeons des dizaines de personnes à se creuser la cervelle sur des sujets tout à fait futiles et cruciaux : comment veiller au mieux à ce que les intérêts pour le service desquels ils s’imaginent s’être engagés soient sauvegardés de façon optimale… et nos peaux avec ! » - Avait sentencieusement déclaré la Générale la veille au soir alors qu’elles dissertaient avant de regagner leurs couchettes respectives de la cabine double qu’elles occupaient. Depuis bien des années, la sœur Nguyen s’était habituée à incarner son rôle d’historique icône, pour Zoun c’était encore une nouveauté, une déplaisante nécessité.

 Le trajet vers le port lui fournit l’occasion de vérifier de visu que la puissance éolienne n’empêchait plus la pousse de forêts sur le substrat exceptionnellement riche de cette île à l’activité volcanique si vivace. Le régime des vents rendait toujours les parages maritimes capricieux et vindicatifs, mais la zone terrestre s’ornait à présent, par plaques, de magnifiques formations végétales forestières. Zoun n’aurait pas le loisir de s’attarder là-dessus. La biologiste martienne savait juste qu’un parti, au parlement Islandais, ne se préoccupait que de défendre le droit de l’île à rester cette quasi absence d’arbres qu’elle avait si longtemps été.

 Ce fut au cours de la prudente navigation vers le site de l’épave de l’« Arctic Bird », que Zoun devait apprendre incidemment la nouvelle du grand tremblement de terre de 2371 en Chine centrale. L’annonce de l’effroyable bilan (provisoire/estimé) des victimes par les médias et surtout la mollesse et la froideur relative des réactions à ces chiffres pétrifiants - qui lui parurent à peine croyables, à elle : la martienne - parmi l’équipage et même parmi les membres de l’équipe scientifique (quoiqu’elle comptât en son sein au moins deux chinois !), plongèrent Zoun-la-verte dans les abîmes d’une perplexité qui ne devait s’estomper qu’à l’approche de leur objectif, près du pôle magnétique nord.