(Deng Yihu)

Mars  -  Terrier Ω – π.  (La plus grosse des trois Taupinières de la Région Caldeira).

Le délégué Deng Yihu, représentant élu d’une communauté de 50 000 habitants, hésitait sur la conduite à tenir. L’expert en météorologie qu’il était, aimait le chaos. Sans le chaos, rien ne peut trouver sa place, personne n’agit, le nouveau n’advient jamais. Les flux dynamiques sombrent dans une routine molle et l’entropie, telle un spectre grimaçant, dévore le monde.

 La superstructure de la Cavité centrale déployait ses lignes en corolle, loin à l’horizon. La tête de Médusa, comme disaient les habitants du Terrier Oméga Pi (Mégapi pour les intimes.), culminait à 3200 mètres au dessus d’eux. Depuis 49 ans qu’il avait été inauguré, le système de Cavités intégrées Pi de leur terrier oméga avait allongé ses filaments et élargi ses extensions.

23 000 personnes résidaient à demeure dans les 784 Kms carrés de la Cavité centrale. Il n’y avait que quatre endroits sur la planète rouge qui puissent s’autoriser de telles dimensions. Ici, c’est la proximité de la zone d’exclusion météoritique de la Caldeira qui avait décidé les Taupes à creuser ce géant. Le barycentre de Mégapi se trouvait à 95 Km des falaises de la dépression. Le dernier pylône Laser de Guet/destruction se trouvait à un kilomètre à peine de sa cavité pétale la plus proche. Enfin, à un kilomètre de son aplomb. Un impact suffisamment puissant pour lui causer des dégâts aurait des conséquences trop lourdes pour l’agglomération de la Caldeira elle-même. L’Oméga Pi vivait donc sous le parapluie de sa puissante voisine.

 « Certains d’entre eux me dénonceront, bien sûr. Ma présence aux réunions sera dévoilée. » - Songeait Yihu mains derrière le dos en contemplant un banc de cumulus en approche.

 Sa participation aux préparatifs de la tentative de prise de pouvoir n’échapperait à personne sur la planète rouge. – « Kherlh détient la clef - Il est la clef. ».

 Les autres chefs Putschistes s’étaient réfugiés à la Caldeira. Kherlh les avait accueillis et mis à l’abri. A l’écart, aussi ! – « Une punaise mise au réfrigérateur à côté du beurre, cesse toute activité motrice. On peut penser que ses facultés d’analyse de son environnement s’endorment, elles aussi ! Je ne veux pas être une punaise dans un réfrigérateur. ». – Pensa t’il en souriant.

En dehors de l’oméga Pi, des Taupinières comme la leur, il y’en avait à Al Qahra III/Région, Al Qahra II/Région et autour de Cité militaire de La Flotte verte. Dans les quatre cas, des édiles importants, des responsables en grand nombre, avaient trempé dans le coup d’état. Ils n’étaient pas des militaires, ni des politiciens, seulement des patriotes, experts en développement, convaincus que la communauté martienne était à la croisée des chemins.

 « Cette histoire de Prolongation Amélio indéfinie a tout flanqué par terre ! » - Ajouta Yihu in petto. Il n’était pas insensible, et lui aussi avait eu un petit pincement au cœur en se disant que peut-être une Amélio de nouveau type, ainsi que cela avait été rendu possible pour les Chimps, pourrait peut-être même être « ajoutée » - in extremis - à leur capitaux EVA personnels.

 « Vivre 350 ans, peut-être plus…qui sait : 5 siècles ? Davantage ? » - Son esprit vagabondait.

Son épouse entra dans la pièce, suivie de son frère, Zhao Yihu. Il y’eut une petite averse qui tambourina sur les vitres de la baie, les cumulus étaient programmés pour nettoyer la poussière des rues de Marazhm que tout le monde appelait affectueusement Marasme City. La formation des nuages s’opérait au dessus du grand plan d’eau que la cavité centrale abritait.

 « Regardez ! La tribu des marais de l’Est nous envoie ses larmes. Chaque fois qu’il pleut sur nos têtes, ils pleurent leur eau perdue. Quelle poésie !» - Fit Ser Yolanda Yihu.

 « Les gens du marais aiment à pleurer en silence quand on ne les regarde pas. Pourquoi enfreindre ainsi l’Omerta dont ils tiennent à entourer ce chagrin, ma chère ? » - Demanda t’il.

 « Lors de mon dernier pèlerinage sur Terra, j’ai visité un endroit nommé le marais poitevin. »

 « C’est en France, non ? » - Demanda le délégué à sa femme qui le rejoignit près de la baie.

 « Oui. Leur marais a failli disparaître et ils l’ont étendu, grâce à des apports ingénieux. »

 « La zone alentour est pourtant devenue fort sèche, à ce que je sais. »

 « Ils ont imité votre système, cher époux. Ils ont installé ce qu’ils appellent l’usine à nuées à l’Est de leur région et luttent pied à pied pour la sauvegarde de leur spongieux substratum. »

 « Les terriens de France ne feront jamais rien comme les autres. C’est ce que disent les autres terrestres en tous cas !» - Signala Zhao Yihu en faisant froufrouter ses larges manches.

 « Mes ancêtres viennent en partie de France, cher beau frère… » - Lui rappela Yolanda en allumant les screens de cette grande pièce des appartements privés de la famille Yihu à Marazhm. La ville était principalement composée de bâtiments de trois à quatre étages. Seul le quartier où ils étaient comptait quelques constructions plus élevées. Dont le leur !

 « Savez-vous que Audeline revient aujourd’hui, Deng ? » - Dit Yolanda Yihu en s’asseyant.

 « Ne vous ai-je point informée l’an dernier que je n’approuve guère la façon dont vous vous entichez de cette Jonkmann, Yolande ? » - Le délégué fronçait les sourcils.

 « Audeline est certes un peu lunatique - Qu’importe - N’ai-je pas, moi aussi, fait l’objet d’un séjour long et de traitements au Centre Hospitalier de Schkoklan ? Que lui reprochez-vous ? »

 « Vous êtes atteinte d’une affection neuro dégénérative, ma chère Yolanda. Un syndrome connu, répertorié. Et pour tout dire : honnête ! Cette boule de nerfs enrobée de Ser Jonkmann, elle, est là bas en raison de ses difficultés à gérer son comportement…c’est assez différent. »

 « Votre opinion avisée et votre style d’argumentation attestent de toute l’étendue de votre sagesse sans limites, cher époux. Au moins n’a-t-elle pas compromis toute sa maisonnée, ou, dans son cas, toute son entreprise, dans une obscure tentative de prise de pouvoir manquée. »

 « Voilà qui est perfide, quoique sans aucun doute mérité. Comme le disent vos fameux ancêtres européens de l’ouest : « l’occasion aura fait le larron. ». Je vais devoir vous confier les rênes de la famille. Il est préférable que je m’éloigne de Mégapi pour quelques temps. »

 « Vous saluerez ce vieux forban de Kherlh de ma part si vous le voyez. » - Dit sa femme.

 « Je n’y manquerai pas. Bonne chance à vous deux. » - Fit Deng Yihu, qui s’inclina avant de sortir pour aller se préparer au départ vers la Ruche puis vers la Caldeira.

27 personnes avaient été incarcérées. Une centaine d’autres avaient été soumis à un contrôle judiciaire strict et, bien sûr, à une interdiction absolue de quitter Mars sous peine de se voir arrêter dès leur arrivée en orbite terrestre par les services de Police de la troisième Charte. Voroï avait été coffré, lui aussi. Après tout, le vieux Chimp au poil blanc venu de Terra avait armé des citoyens verts et les avaient engagés dans des combats qui avaient coûté la vie à certains d’entre eux et aussi, par la même occasion, causé la mort de plusieurs de leurs adversaires. Le vieux Général s’était constitué prisonnier de lui-même auprès des Vestales des Brigades de druidesses vertes accourues sur les lieux, après la reddition des miliciens à Votam. Les autres, les quelques milliers de participants aux combats et aux manœuvres diverses de ce coup d’état raté, avaient été rendus à la vie civile lorsqu’il s’agissait de militaires, et priés d’attendre la date du procès avant de songer à changer de domiciliation planétaire. Avec, eux aussi, la menace d’une expulsion de la zone Terra/Luna en cas de non respect de ces clauses.

 « Tout cela a commencé bien avant les évènements de 2365, avant même leur préparation. Les germes de la dissension étaient multiples, anciens, et pour certains enfouis dans une absence de projet qui perdure toujours. Il n’en demeure pas moins que la gestion par Mars de la crise issue de l’accident spatial survenu entre le « Ponant » et le paquebot « Strong Maru » avait mécontenté tout le monde. Les verts ont réussi le tour de force de s’aliéner sans aucune raison valable la Région Jupiter/Saturne par la condescendance dont ils firent preuve à l’égard des victimes mauves. Non contents de ce manquement aux règles de l’élémentaire respect du survivant envers la victime, ils ont ensuite réveillé la méfiance des terrestres en accumulant déficiences de communication sur cafouillages médiatiques lors de la mise en place de l’expédition de sauvetage. Pour couronner le tout, ils ont réactivé tous les antagonismes latents et endormis de leur propre société : les velus verts se défièrent des verts glabres, les glabres des velus ; les Lysistrates hésitaient entre une version édulcorée de leur tradition idéaliste petite bourgeoise conjuguée au féminin et un vigoureux virage vers un matriarcat dirigiste qui les démange depuis l’origine. Pendant que le gouvernement martien et les parlementaires se regardaient en chiens de faïence tout en se déchirant en interne. Les organes de sécurité ne savaient plus à quelle nation ils étaient censés appartenir et pensaient que l’on peut choisir son parti comme un gamin choisit son gâteau ou une sucrerie dans une bonbonnière. Comment s’étonner dès lors que ceux que vous appelez les Putschistes aient cru voir dans cette époustouflante rétraction de l’espace politique une occasion, et pour certains une impérieuse nécessité historique, d’imposer de nouveaux équilibres à une communauté qui s’enfonçait ainsi à reculons vers une approche aussi timorée que futile ? Si quelqu’un veut m’entraîner avec lui dans son suicide, ou s’il me met en position de devoir en subir la violence tout en rêvant avec une délectation morose à la culpabilité qu’il fera naître en moi ce faisant, je lui colle volontiers un billet sur le front avec dessus la mention « à lier » ! »

  Extrait de « Un fantôme poilu à la Caldeira » -  par Sir Kherlh.    (Bibliothèque jovienne – 2367)

 Ghrorh et Rosetta avaient été virés de leurs postes aux Vid News du Voile martien et radiés dans la foulée de l’union des journalistes de Mars. Au soir du 31 décembre 2365, les Sers Tédistaïa, Khan et Adams franchirent les sas de la cavité « secrète » du groupe Orland/Korhth.

 L’avenir de la communauté verte martienne et même l’orientation prise par la troisième Charte inter espèces refondée allaient ainsi se jouer entre 20 et 25 kilomètres d’altitude dans les flancs et sur la partie sommitale du plus grand volcan du système solaire. Si le Tibet était le toit du monde pour Terra, cet endroit aux franges de la mince atmosphère de dioxyde de carbone martienne, jadis appelé "Mont Olympus" par les anciens de Terra, était le sommet du nouvel oekoumène. Avec tous ses déséquilibres.

 Hôtel de Ville de La Caldeira, même soir – Bureau du deuxième adjoint : Sir Kherlh.

 Kherlh – « Ces couards ne reviendront pas à la Caldeira tant que mon poste au conseil municipal ne sera pas libéré par mon auguste postérieur. » - Disait le vieux Chimp à son interlocuteur. « Ils prennent toutes les mesures nécessaires afin de me destituer… »

 Deng Yihu – « Depuis Al Qahra !...Vous êtes à plus de 28 kilomètres au-dessus d’eux, cher ami. Pensez-vous que vos municipaux viendraient vous arrêter dans ces locaux ?»

 Kherlh – « Ce n’est qu’une question de temps, cher délégué. Les membres de la Police municipale ne me mettront pas sous les verrous...Ils ne se feront pas tuer pour moi non plus. »

 Deng – « Que savez-vous de ce Général Voroï, Sir Conseiller ? Celui qui s’est rendu.»

 Kherlh – (avec un rictus) - « Il m’attend au tournant. Je suis curieux de le rencontrer bientôt. »

 Deng – « Et moi ? Où vais-je vous attendre ? »

 Kherlh – « J’ai fais affréter une Corvette à destination des Régions mauves. Vous êtes déjà allé sur les corps célestes des confins extérieurs dans votre jeunesse, Deng. N’est-ce pas ? »

 Deng – « Bien obligé ! Quand on est un jeune ambitieux en train d’écrire une thèse destinée à contraindre la communauté scientifique à réviser du tout au tout ses conceptions de l’atmosphère en tant que telle, mieux vaut aller se renseigner à la source…Les deux géantes gazeuses que sont Jupiter et Saturne m’ont livré une énorme quantité de précieuses données sur leurs intimités, ainsi que quelques litres de sueurs froides, monsieur le premier adjoint. »

 Kherlh – (se grattant le dos) - « Nous sommes les deux seuls à avoir eu une vision réaliste de cette stupide aventure, monsieur le délégué Yihu…Peut-être la Haute Taupe avec son faux air de dure à cuire et la grosse Vestale avaient-elles une idée des enjeux sur Mars, éventuellement des incidences possibles sur les relations entre Terra et nous… cependant, nous, et nous seuls, sommes à même de poursuivre le chemin vent debout et de soutenir le combat. »

 Deng – « J’irai donc me positionner là bas. Vous êtes sûr que les Joviens ne m’extraderont pas ? Au cas, fort probable – au vrai : carrément prévisible - où les instances de la Charte réclameraient ma présence au tribunal lors de votre jugement ? »

 Kherlh – « Il n’y aura pas de jugement pour ce qui me concerne, Deng… Le vieux Voroï sera expulsé vers Terra, et moi je serai banni de la communauté verte. Puis déclaré personna non grata sur Terre et espace Lune ! Je vous rejoindrai dans une ou deux dizaines de mois. »

 Deng – « Lorsque votre peuple velu aura fini d’assimiler la partie haute de nos sciences expérimentales, croyez-vous que les humains accepteront de cohabiter avec les Chimps ? »

 Kherlh – « De telles pensées sont éminemment déraisonnables, Sir délégué. Si des individus Amélios Chimps isolés parviendront sans doute un jour à l’excellence dans ces domaines, notre race ne s’intéresse pas assez à ces soi-disant mystères pour accéder à votre mæstria. Nous avons nos points forts, vous avez les vôtres, ils ne sont pas orientés vers les mêmes sujets…Les mauves ne vous extraderont pas. »

 C’est ainsi que Deng Yihu, 130 ans, quitta la planète rouge à bord de la Corvette « Spheric Papoose ». Sans savoir quand il reviendrait vers le cœur du système. Ni sa femme, ni son frère ne furent inquiétés par le Tribunal de la Charte. Le destin de la famille Yihu allait rester étroitement lié à la Région Caldeira, et ce, jusqu’en 2500 au moins.

 Tandis que Deng embarquait sur la nef pour son long voyage, Kherlh s’assurait que les réfugiés Putschistes qui refusaient de se constituer prisonniers volontairement, seraient bien appréhendés par ses services de la Police « municipale » et livrés aux autorités d’Al Qahra.

 « Trier et établir des listes de noms est un bien lourd fardeau. » - Songeait-il le 2 janvier 2366, en paraphant les derniers ordres d’arrestation. C’est à ce moment précis que les senseurs et capteurs ultra sensibles de son bureau et de ses ailes secrètes lui signalèrent qu’une équipe de bipèdes forçait le sas d’entrée du discret couloir d’accès, dans son dos.

 « Si une seule personne se détache du lot pour venir déboucher juste derrière moi, c’est que je ne me serai pas trop trompé sur le compte du vieux monsieur à la peau noire. » - Paria t’il avec lui-même. Quinze minutes plus tard, la porte dérobée dans son dos s’ouvrit.

« Je vous attendais. » - Dit Kherlh sans se retourner.