(Magda et Bruja)

Mars – 7 janvier 2223 - Terrier Série U.  Alias Terrier « Nuevo Tampico »  (Cavité 20)

Une haute silhouette voûtée, drapée dans une longue Cape houppelande sombre marchait vers le village. Le large capuchon bien ajusté sur la tête, la femme progressait lentement sur la colline. Les pans de tissu brun foncé faseyaient dans le ressac des vents de soirée de la Cavité vingt. Les odeurs changeaient selon les vagues de vents quasi tourbillonnaires, senteurs végétales à fort relent de décomposition, puis odeurs de nourritures, mêlées à la fumée des feux de cuisine extérieurs issue du village en contrebas. Sur la peau, l’air était froid et sec.

 « Ça sent bon. Ils doivent cuire de leurs fameux choux bleus ! J’ai faim ! ». Se dit la femme.

 Le long poignard passé à sa ceinture avec son fourreau de cuir martien ouvragé se desserrait au niveau de sa cuisse. Magda, s’arrêta un instant pour raffermir le lien sur son pantalon en peau. Les arbalètes étaient disgracieuses pour une vieille femme, encombrantes, elle avait refusé l’offre de la Bruja. Sa maison n’était pas si éloignée du Village Troupe, trois kilomètres au plus. Deux armes blanches et quelques petits poinçons de jets suffiraient, je ne suis pas impotente, avait-elle dit en souriant. Elle reprit en main sa canne et descendit rejoindre ses hôtes au village. Dans certaines Cavités martiennes, l’animal mangeait de plus en plus l’autre animal, désormais. Surtout si elle était déclarée réserve de chasse, comme celle-ci l’était.

 Depuis son arrivée sur Mars, en 2218, Ser Magda Jagelska avait visité de nombreux endroits habités. La surface de la planète rouge lui avait fait une impression encore plus défavorable que l’espace si la chose était possible. Une heure après son arrivée au sol en navette, la lithuanienne s’était faufilée entre les rocs d’un pas résolu quoique légèrement claudiquant, en plantant sur place Zdendka et Tsourhna venues la réceptionner à Al Qahra II KosmoPort.

« Hey ! Attendez-moi ! ». Lui criait Zdenka en comm casques ainsi qu’à Tsourhna, qui, après l’avoir rattrapée en trois bonds suivait tranquillement sa marraine vers le Truck en contrebas. La Sénatrice s’était déjà postée sur une petite éminence au rebord de la zone des Tarmacs. Tant pis, son exposé de guide martien tombait à l’eau ! Les terriens étaient régulièrement abreuvés de productions TVids Vertes…pas toujours exemptes d’un léger parfum de propagande. La surface martienne était presque devenue un panorama familier sur Terra.

 « Restes plus longtemps si tu veux, ma belle, moi je me tire ! » Lui avait répondu Magda.

 Parmi toutes les personnalités qu’elle avait rencontrées ou retrouvées en arrivant, non sans moult effusions parfois, Willario Somson - « In situ dans sa pleine marsitude. » - avait-elle dit en riant, lui avait paru le plus intéressant. La Bruja avait jeté son dévolu de Star martienne sur elle, et la vieille druidesse était à présent installée ici, à Votam, comme on disait ici pour désigner la Taupinière de Nuevo Tampico.

 « Et Zoun aussi ! Ah cette Zoun ! Il en faudrait plus des filles comme elle, sur Terra. » Songeait Magda en serrant la jeune femme chauve dans ses bras. Haskar vint l’étreindre lui aussi, Ser Jagelska était la seule personne humaine avec laquelle il acceptait l’accolade en public. Ils étaient au beau milieu d’une large place au centre des bâtiments du gros village.

 « Mo Magda ! » Répétait-il, dans un transport affectif qui faisait plaisir à voir. Mo Magda Jagelska se recula face à lui après leurs embrassades et elle le salua à la médiévale comme s’il était un noble, en ôtant son chapeau qui balaya le sol de terre battue.

 « Siiiire, votre fromage est servi ! » Dit-elle.

 L’assistance, d’un millier de Chimps et d’une centaine d’humains, était aux anges. Des applaudissements fusèrent auxquels Magda répondit après avoir remit sa coiffe de feutre et de tissu en souriant à tous.

 « Et maintenant c’est terminé, je ne veux plus entendre le moindre titre ! Ni vous les Singes, ni vous les humains, ni les mâles, ni les femmes. Finis les Ser, les Sir, les Sires, Dames, monsieur, madame, docteurs, et grades.» - Ajouta Magda avec sa voix d’ex commandante de brigade dès que le chapeau fut de retour sur sa tête.

 « Tu es splendide. » - Lui glissa Bruja avant qu’ils ne se dispersent sur les gradins.

 Pour les Chimps martiens, la formule simiesque de « Mo », avait de nombreuses significations complexes que nul parmi les humains ne parvenait à traduire de façon satisfaisante.

 ………5 ans auparavant – château de Zdenka et Issa………..

 « Voyez-vous Will – Disait Magda - ce n’est pas de ma présence ou pas ici qu’il s’agit au fond. Si je me prépare à vider les lieux séance tenante, je compte bien dorénavant  dénoncer de toutes mes forces ces privilèges accordés aux Sénateurs et aux autres illustrissimes sur cette planète. Je n’aime pas voir des amis glisser ainsi dans cet establishment planétaire.»

 Willario Somson, habituellement assez prolixe sur ces questions, restait muet sur sa chaise. Eboshi Takuzawa, les fesses appuyées contre le plan de travail de la cuisine se massait le front pensivement. Magda déclinait leur offre de rejoindre les rangs de leur mouvement pour une identité verte. « Ce n’est pas une question uniquement politique pour moi. C’est un refus que je veux pouvoir laisser jaillir spontanément. » - avait elle dit. Tsourhna, assise en tailleur sur le plan de travail à ses côtés, demanda :

 « Marraine. Tu ne crains pas d’être accusée de menées séditieuses par la communauté Verte ? ». Magda regarda la Chimpe d’un air pénétré, la fille adoptive des Sénateurs à vie la décevait beaucoup. « Mais qu’y pouvait-elle ? » – Songea la vieille Lysistratéenne.

 « Et toi Tsourh ? Ne crains-tu pas par ta participation aux Druidesses vertes, de finir par discréditer définitivement le mouvement Lysistrate aux yeux des mâles ? Les Vestales d’ici me font plus penser à de gros poussahs dégénérés qu’à des guerrières.»

 « Voilà une accusation un peu perfide, Ser Commandante ! » Dit Eboshi d’une voix indignée.

 « Absolument pas ! Vous les Verts, vous vous cachez derrière votre histoire comme des vierges effarouchées se cachent derrière un paravent. C’est pratique, mais au fond dénué d’utilité. Venez en pleine lumière parler entre vous sans préjugés ni pathos et je respecterai vos prises de positions, Eboshi ! »

 Et Magda était partie. Durant six mois, elle erra de Village Troupe en Village Troupe, changeant de Taupinière toutes les semaines. Elle parlait inlassablement avec les citoyens velus, moqueuse à l’égard des Maîtres artisans et des chefs de famille trop humanisés.

 Son sillage au sein des communautés Chimpes Amélios voyait se dresser une nouvelle génération de jeunes Singes parmi les velus, conscients de leur identité, dynamiques et fort pragmatiques. La représentation Chimpe au parlement fut modifiée au cours des élections suivantes, en 2219. Magda, elle, se posait à Nuevo Tampico où La Bruja hébergeait des Clans Chimps très vivants, se préoccupant davantage de culture et de sociologie appliquée que d’artisanat. Ils avaient, ensemble, reformaté la cavité 20 du Terrier pour en faire une réserve de chasse destinée à renforcer la combativité et l’éveil de la race Chimpe Amélio martienne. Des carnassiers y patrouillaient en liberté, dont la taille pouvait aller jusqu’à celle d’un lynx. Des prédateurs qui ne sauraient que difficilement tuer un Chimp mais pouvaient lui infliger des blessures sévères. Les Jeunes adultes singes s’y entraînaient et retrouvaient là les réflexes de vigilance propre à leur race à l’origine. On institua également ces sessions de quelques journées qui voyaient l’abolition de toutes les différences entre individus. Des humains, bientôt, implorèrent le droit d’y participer. C’était une de ces sessions à laquelle l’assemblée d’aujourd’hui se livrait dans la liesse, à l’occasion de l’anniversaire de Mo Magda.

« - Regardez ! Cette femme prône des lieux où l’on se débarrasserait de nos titres, et elle se fait acclamer de nos respectables concitoyens velus sous le nom de Mo ! – Disent les imbéciles dans cette assemblée et ailleurs. (Rires sur les bancs des délégués Chimps) Mes amis, mes amis, pensez-vous que c’est cela qui va aider à la constitution d’une identité Verte ? Je m’amuse de ces lieux, je m’en réjouis et je crois quant à moi qu’ils nous aideront grandement. » Intervention du délégué Willario Somson à l’assemblée Verte – 14 mai 2222.

Les groupes d’artistes Chimps se succédaient dans l’arène entourée de gradins. Battucadas, Aèdes, marionnettistes succédaient aux jongleurs, aux danseurs et aux ensembles de musique.

 « Brujilla, comment s’appelle ce jeune garçon humain ? » Demanda Magda, attentive à tous ces évènements. Il était encore rare en 2223 de voir des humains pratiquer les Arts Chimps.

 « Eligio. »

 « Comme ton fils ? »

 « C’est mon fils ! »

 Magda observait le jeune humain qui dansait parmi les Chimps. Petit et musclé, il parvenait à se fondre avec grâce dans les mouvements de l’ensemble de danse. Entièrement dévêtus, le corps peint, les exécutants échangeaient leurs positions en cabriolant, accompagnés par le son des tambours et de ces curieuses flûtes rades que les chimps avaient emprunté à la culture indochinoise. La Bruja avait décidé d’utiliser ses gamètes, trente ans auparavant. Personne ne savait qui était le père biologique d’Eligio et de Florinda. Elle les avait élevés séparément. Ils se retrouvaient toutes les douzaines chez elle pour deux ou trois jours et repartaient ensuite dans leur parcours individuel. Magda regarda Brujilla, dans son ensemble kaki à motifs végétaux mauves.

 « Il est beau ton fils, Brujilla ! »

 « C’est ce qu’on ne cesse de me répéter. Sa sœur, à mon avis, est encore plus belle. »

 Florinda, assise à trois rangées d’elles, applaudissait à la prestation des danseurs. Son corps potelé, boudiné dans un tailleur mal choisi, était surmonté par un visage rayonnant aux cheveux lui dégringolant en cascade bouclée dans le dos. Aînée, la jeune femme avait intégré les ailes Lysistrates vertes, Tsourhna, assise à côté d’elle, lui glissait des commentaires au creux de l’oreille. La pilote Chimpe avait renoncé à son penchant pour les mâles humains.

 Quelques couples mixtes existaient mais ils étaient surtout basés sur l’attachement sentimental. Le plus souvent, chacun avait une vie sexuelle parallèle, avec des membres de son espèce et le mariage était lié de façon informelle. Haskar et Zoun, ainsi, étaient dorénavant appariés sans avoir cherché à réellement coucher ensemble.

 « Nous dormons ensemble ! Dans le même lit, c’est cela qui compte ! ». Disaient-ils à leurs amis. Ils lutinaient, se livraient à des embrassades passionnées, sans pourtant éprouver le besoin de consommer l’acte sexuel dans toutes ses conséquences. Haskar et Houri continuaient à se fréquenter et Zoun avait un palmarès d’amants humains suffisamment fourni de son côté. Magda songea que ces arrangements, décidément, auraient amusé Trajan. Ser Magda Jagelska s’était vite aperçue que Brujilla avait été la maîtresse de son futur époux.

 « Tu as aimé Trajan, toi ! » Lui dit-elle un soir qu’elles étaient seules, dans son vaste Conapt de la Ruche de Votam. L’intrépide Pilote mexicaine avait rapproché son visage du sien jusqu’à ce que leurs yeux ne soient plus qu’à un empan les uns des autres.

 « Jadis, Trajan et moi nous sommes aimés, madame la Lysistrate terrienne ! Cela te pose un problème ? Je ne suis pas certaine d’avoir envie de t’autoriser à me parler de cela. »

 « Bien. Tu as dit ce que tu avais à cœur de dire, Brujilla. Je suis juste étonnée que Trajan t’aie laissée derrière lui. Cela ne me parait pas correspondre à l’homme que fut mon mari. » Répondit Magda sans bouger d’un millimètre.

 « Trajan a fuit, Magda, il a déserté en quelque sorte… Déserté son propre destin. Tu l’as remis sur les rails de son existence et je t’en remercierai toute ma vie. Des questions ?" 

« Bien sûr : as-tu communiqué avec lui pendant qu’il était à Vancouver, la « Bruja » ? »

 « En effet. Nous nous parlions de temps à autre. » Admit la Bruja, cillant un peu, gênée.

 « Alors tout est pour le mieux.  Sois maudite, Brujilla Gomez ! » Dit Magda, mi figue mi raisin avec un petit sourire ambigu.

 « Tu es bien une saleté de druidesse terrienne rancunière, ma sœur. »

 « C’est possible. Ma vie a été assez riche. Je te remercie de toutes tes bontés à mon égard ici, sur Mars. Choisirons-nous de ne plus aborder le sujet entre nous ? » - Ajouta Ser Jagelska.

 « Nous ferons selon cette base. Je t’aime bien Magda. ». - La Bruja recula enfin son visage.

 « Trop aimable « Bruja » ! Je t’aime bien aussi. »