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Solar Ranks
7 janvier 2010

(opium)

 

Les « années soixantes »   (2160 – 2170)

 

2163 – Terra.  Hanoi - Shaarka et Pham. (et réciproquement.)

 Voilà bientôt dix ans que Kim Nguyen n’était plus venu voir Shaarka. L’indienne de son côté ne venait plus que très occasionnellement visiter sa femme et meilleure amie : Pham - toujours dans son atelier, jamais plus à l’appartement de Haiphong où on ne la trouvait plus que très rarement. Lors de sa dernière visite, Shaarka n’était même passée qu’à son bureau de l’université de Hanoï. Après que Nam soit parti pour Mars, il y‘a dix ans, le couple Nguyen avait suspendu les battements de son cœur double. Kim enchaînait vacation spatiale sur vacation spatiale, ne redescendant plus au sol que pendant les périodes de repos obligatoires et non négociables. Depuis que Suong avait elle aussi embarqué pour sa mission secrète chez les Mauves sur Titan, la plupart du temps, le Rank spatial prenait le chemin de la gare de new Constanta dès son arrivée au sol et remontait vers les pays Tchèques qui l’avaient vu naître, où il passait à présent la majorité de ses congés forcés sur le plancher des humains.

 

Shaarka Mukherjee, avait voulu au moins revenir rencontrer son amie à son atelier cette fois-ci. Pham, prévenue par son réseau domotique Vaev que Shaarka était à la porte de son antre de sculpteuse, lui avait ouvert à distance en marmonnant d’une voix éteinte qu’elle passerait plus tard, peut-être. Shaarka entra. Elle regardait les récentes productions plastiques de la vietnamienne, aux formes contournées et plates, tournant autour des sculptures et des installations de l’artiste, jadis si pleine d’énergie créatrice. Devant ces ébauches distraites et pauvres qui répétaient à l’infini de pauvres thèmes, Shaarka fut saisie d’effroi, même si elle était déjà au courant. « Axolotl » Songea t’elle.

 Sombrer lentement à travers et avec les opiacées n’était pas plus réjouissant en 2163 qu’avant.

  Shaarka, passé un moment d’hésitation, se fit un thé après être ressortie acheter quelques provisions au dehors. Elle mit deux ou trois plats au frigo et se servit le thé dans la petite kitchenette pleine de désordre mais propre. Les drogués à l’opium et aux dérivés de drogues de synthèse apparentées, contrairement à d’autres addicts, étaient souvent attirés par la propreté. D’après Mac Lyam qui passait de temps à autre chez lui, Kim Nguyen, lui, vivait dans une vieille villa de la grande banlieue de Prague dans un fourbi assez dégueulasse.

 Pham n’arriva que très tard dans la soirée. Elle avisa Mukherjee qui, en tunique et pantalon civils, semblait dormir sur le canapé sous la courtepointe, près de l’entrée. Pham se fit discrète et alla dans sa chambre sur la mezzanine. Ses Implants et son soutien à la vision nocturne greffé sur sa cornée ne l’empêchèrent pas d’allumer une petite lampe avant de se mettre à l’aise en balançant ses habits depuis le lit sur la banquette au pied de la rambarde de sa chambre. Elle enfila un grand tee-shirt. La mezzanine du loft était ouverte sur l’espace de son atelier d’artiste. Pham ne pensa pas ce dernier mot – artiste – cela faisait bien longtemps qu’elle avait renoncé à le penser. Bien avant les opiacées.

 Elle éteignit la petit lampe à l’abat-jour, faite il y’a des années de cela. La lune n’était pas levée et seules les lumières bleutées de la rue entraient par les baies latérales. Ouvrant le tiroir de sa table de nuit, un meuble bas, lui aussi fait maison, la Ranke attrapa une papillote qu’elle déroula et en jeta le papier à la volée. Elle mit en bouche la boulette et la laissa calée, collée entre lèvre inférieure et gencives, comme depuis des temps immémoriaux le faisaient toutes les mâcheuses de Bétel ou de Qat. Assise, elle cala son dos contre le mur sans quitter le matelas, et attendit que Shaarka monte si elle s’y résolvait. La tigresse ne dormait pas lorsqu’elle l’avait longée sur le canapé en entrant.

 - « Pham ? » - Entendit-elle au bout d’une dizaine de minutes. Shaarka avait l’air embêtée, sa voix du moins le laissait clairement transparaître. Pham ferma les paupières en songeant à Kim. « Il me manque, celui-là. – aussi… », S’informa t’elle en interne.

 

« Montes ! » - dit-elle.

 

Elle prit un second bonbon à l’opium et ralluma la veilleuse au halo jaune. Sa seigneurie la générale Mukherjee, patronne du Motif, monta l’escalier en commençant par les marches en béton, et en finissant par la volée de marches de bois qu’elles avaient jadis taillées, assemblées et fixées ici même, toutes les deux, il y’avait plus de cinquante ans. Sous les traits de cette bonne vieille Shaarka, elle apparut dans son champ de vision en soulevant la tenture d’entrée. Pham lui envoya la papillote dont la réception ne posa aucun problème. L’indienne, l’ouvrit et passa la langue sur le contenu, confit et sucré.

 - « Gingembre ? » - Demanda t’elle à son amie.

 - « Raté ! C’est un truc qui ne pousse que sur Mars, j’ai oublié le nom. A coucher dehors. »

 Shaarka eut un geste interrogatif de la main qui tenait le bonbon, puis elle se le jeta dans la bouche et suça la friandise d’adulte. Les deux saveurs se mariaient à merveille. Les deux Rankes, de longue date, avaient des dispositifs implantés, minuscules et sous-cutanés, qui permettaient d’inhiber dans une large mesure les effets des drogues compatibles avec l’organisme humain. Les principales du moins. On s’en servait, ou on ne s’en servait pas. Avec l’alcool ça ne marchait pas bien, puisque cette substance transforme les enzymes dans un sens à proprement parler anormal dans la chimie d’un corps de mammifère.

 - « Tu te souviens de monsieur Niehm, Shaarka ? » - Demanda Pham en glissant un oreiller derrière ses reins.

 - « L’addictologue de Galaxity Base Charte Lunaire ? Ouiii ! Celui qui nous disait qu’on pouvait impunément doper une capitale de taille moyenne en ravitaillant ses adultes en morphine suffisamment pure ? Que tout continuerait à marcher au poil. Comment oublier un type comme ça ? ». - Répondit son amie, en continuant à saliver autour de la pâte sucrée.

 Pham et elle, avaient suivi les mêmes séminaires de formation et de remises à niveau médicales Biotechs en 2085. Les progrès énormes en biomédecine accomplis entre 60 et 80 l’exigeaient dans leur cas.

 - « À condition qu’il n’y ait pas de grèves des transports, donc pas de rupture dans les approvisionnements…dans le cas contraire : courrez ! » - Ajoutait-il immédiatement. « Un gars compétent, et futé dans son genre, ce médecin ! » - Cita de mémoire la générale Ranke.

 Monsieur Niehm s’était fait virer de l’aéropage de toubibs qui animaient les sessions du séminaire après trois semaines de ce genre de plaisanteries. Tous les participants l’avaient regretté, Shaarka et elle plus que les autres. C’était l’époque où elles passaient vingt heures par jours à maintenir ensemble d’une poigne de fer les deux bouts de la chaîne de l’élaboration du corps de doctrine de la seconde Charte. L’heure de gloire des soi-disant intellectuels inutiles. De 2085 à 2115. Après cela, elle et Kim avaient mis en route Nam et la sculpteuse de Hanoi avait  levé un peu le pied.

 Depuis son lit, elle regarda son amie et se sentit gagnée par l’assoupissement.

 Shaarka n’avait pas d’enfants. Elle n’en avait pas voulu et n’en avait jamais fait. Elle s’était assurée par elle-même, personnellement, trente ans auparavant, que ses gamètes sortiraient bien de l’azote liquide pour être détruites. La « génitude », et ses galaxies connexes, chez les humains artificiellement prolongés, mangeaient la tête à l’extrême.

 En plus des questions éthiques liées à la procréation elle-même, s’ajoutaient celles qui gravitaient autour des aspect existentiels et générationnels. Plus d’un ou d’une renonçait à l’Amélio prolongation pour conserver le repos de son…âme ? Les unes plus que les uns…

 

Songez plutôt ! Même si vous n’étiez qu’Amélio de rang un, donc susceptible de vivre 180 ans, la jeunesse et l’accession à l’âge adulte de vos enfants, au lieu d’être le processus qui vous rapprochait de la finitude, devenaient à l’échelle de votre vie une strate relativement mince. Pour eux aussi d’ailleurs, souvent, car les enfants ont très tôt conscience de ces réalités là. Avant d’être en mesure d’en prendre conscience, elles s’inscrivent au demeurant et pour toujours, dans leur histoire. C’est de toute éternité.

 Vous vous éloigniez, (et ce : dans le même mouvement) vous-mêmes de votre propre enfance dans des proportions insoupçonnées, inédites. Et quand vos parents étaient des EVO, vous les voyiez disparaître alors que vous n’étiez encore qu’un adulte à peine parvenu à l’aube de votre optimum biologique réel…dans le cas où ils vivaient vieux !

 Shaarka regardait parfois les Ranks de vagues 3 avec un peu d’amertume. Sur 240 ans, elle aurait sans doute osé franchir le pas, à condition de trouver un homme. Elle n’était pas la seule Rank 1 à éprouver cela. On taxe parfois ce genre de réactions de jalousie.

 « À tort. » – songea la générale Mukherjee – « Ce serait de la jalousie seulement si le sentiment apparaissait en tant que tel. Or, je crois que tel n’est pas mon cas. »

 Les effets de l’opium du bonbon, qu’elle n’avait pas songé à inhiber chez elle, commençaient à œuvrer. Shaarka n’avait pas tellement peur des produits pour elle-même vu qu’elle n’en consommait que rarement. Dès lors qu’ils étaient utilisés par les hommes depuis les temps antiques, et que mère nature continuait à garantir leur provenance. Pham avait lentement glissé sur son lit et s’était assoupie. Shaarka l’aida à se couvrir et redescendit elle aussi se recoucher. Elles parleraient demain - se dit-elle en tirant la courtepointe du canapé sur elle.

 Suong et Nam revenaient avec les deux transports que les Mauves avaient affrétés après la tragédie de leur Base. Dans moins d’un mois et demi, ils seraient là. 

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  • Texte de science-fiction/anticipation. Les siècles prochains l'humanité sera t'elle moins stupide que pendant ceux qui ont précédé ? Quelques parcours humains, animaux et végétaux en 700 pages.
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